Quand le costume revêt un corps
Inter Art Actuel
#133 Manifestes

Que sont ces frontières créées entre notre corps et ce qui le couvre? Vêtements, prothèses et costumes sont autant de lieux où le regard de l’autre s’accroche, de zones limitrophes que Belinda Campbell explore dans ses performances. Ses premières œuvres conjuguaient la grammaire des costumes, Nathalie Bachand décrit d’ailleurs finement leurs rôle pour « [détourner] notre attention car, parallèlement, ils cachent et camouflent le corps de la performeuse : dans son effacement, celui-ci est transformé, protégé ». L’aspect transformateur du théâtre est alors mis à profit : l’artiste disparaît derrière des déguisements et des accessoires pour y devenir autres. Sa série Le Boléro de bonnes boucles est peut-être le meilleur exemple de cette métamorphose à travers le costume. Campbell revêt un accoutrement clownesque exagéré, presque abstrait : un cerceau déplace ses hanches, plusieurs nœuds papillon tournoient autour d’elle et des manches supplémentaires embrouillent sa silhouette. Sur l’air modifié du boléro de Ravel, Campbell se déplace à travers le costume et se transforme en une créature de tissus ou peut-être en est-elle prisonnière? Seules ses jambes émergent de l’étoffe créant une image vacillant entre l’étrange, le comique et l’érotique, comme un French cancan cauchemardesque. Toutefois, d’une performance à l’autre, la place du costume dans sa pratique évoluera. La série Ossature (2017-8) marque ainsi une transition, le glissement de ce qui était vêtement vers ce qui deviendra marionnette. Le tissu qui déguisait et protégeait l’artiste prend maintenant un corps qui lui est propre, projetant alors l’apparence d’un double inquiétant.

Ossature a comme objet de départ le survêtement de protection blanc (coverall) associé à la peinture industrielle ou à des travaux de construction légers. Belinda Campbell le revêt une première fois pour sa performance Le Décatalogue (2016) sur l’invitation de Stéphane Gilot qui utilisait ce même habit dans sa vidéo Les fantômes (2014). Le survêtement est ensuite réapparu dans la performance Le silence de mon habit comme un cérémonial, une élucidation d’idées claires, en mon pouvoir de femme (2016). C’est alors comme costume que le coverall arrive dans la pratique de Campbell, à la distinction des performances précédentes par le fait que le coverall est exemplaire de simplicité. Il ne fait pas référence à un personnage ou aux clowns que Campbell utilisaient souvent, mais son apparence minimaliste rappel plutôt le travail manuel et institutionnel au sens large, sans détermination plus précise qu’en à la fonction qui lui serait attribué. C’est ce potentiel d’ouverture que Campbell explore dans la série Ossature. Ici, elle utilise un coverall comme réceptacle pour d’autres combinaisons identiques, créant ainsi un bonhomme mou de grandeur humaine incapable de se tenir debout. Cette fois, le costume se donne forme par lui-même, sans référence à une personne, ce qui accentue son importance. Nous pouvons donc relever un premier contraste d’ordre textuel. Le titre de la performance, Ossature, fait référence à une structure, un ensemble d’éléments de bases. Les os sont en quelque sorte la charpente sur laquelle notre corps s’appuient. Cela dit, une ossature est justement ce qui semble manquer à cet habit flasque. Alors que le titre pointe à la solidité inhérente d’un corps, la marionnette ainsi créée porte notre attention à une absence, un vide. Cette poésie est typique du travail de Campbell qui tisse un vocabulaire complexe entre actions et matières, ponctué par des oxymores, des contrastes et des paradoxes. Grâce à cette œuvre, nous pouvons donc voir apparaître avec une étrange netteté un ensemble de questions centrales à sa pratique : Dans quels gestes et dans quels rôles sommes-nous enchevêtré par le système d’autoréférence d’un costume? Est-ce que la distinction entre le costume et le corps qui l’habite ne serait-elle pas fondée sur une absence? Peut-on séparer le corps de son costume? Notre corps n’est-il pas toujours déjà une forme de costume?

Ossature donne aussi à voir toute une poétique débordant l’ordre linguistique et devant être saisie par le regard. Le bonhomme, cette enveloppe blanchâtre, prend ainsi son sens par sa manipulation et sa relation au corps de la performeuse. À l’aide d’une caméra, Campbell chorégraphie ses performances en studio en portant une attention particulière au point de vue de l’audience. La documentation vidéo capture donc ce devenir-image, nous en lirons alors les images comme une œuvre à part entière. Rattachée à la marionnette par la tête, la performeure est d’abord debout et porte le bonhomme sur elle. Son premier mouvement est fluide, épousant son contour comme une femme enceinte peut flatter son ventre et ainsi caresser l’enfant qui fait partie d’elle. Le plan suivant marque un net contraste. Le corps performant, penché sur la table où gît le bonhomme, ne semble plus en contrôle de ses mouvement. Ses gestes rappellent les soubresauts qui accompagne la lutte contre un sommeil pesant ou encore des convulsions inconscientes. Dans cette violence tout en retenue, la tête de la performeure est attiré vers l’entrejambe de la marionnette (voir Fig. 1). Ce contraste cinglant entre les deux séquences porte à un questionnement qui rappelle le paradoxe du titre mentionné plus haut : Est-ce que ce bonhomme fait partie du corps performant ou est-il étranger? Qui est en contrôle? Sommes nous dans un plaisir autoérotique ou est-ce un rapport sexuel à deux?

Ces questions sont d’ailleurs accentuées par le fait que la marionnette est rattachée à l’artiste par sa tête. Le masque et le camouflage du visage sont des procédés que Campbell utilise souvent. Dans notre société basée sur la primauté de la vision, le visage est le lieux par excellence pour délimiter les subjectivités. Il devient le site privilégié pour la construction d’une image de soi autonome et donc l’organe par lequel nous pouvons nous identifier à l’autre. En priver l’accès à l’audience lui demande de porter une attention renouvelée aux actions, au costume et au corps qui performe. Cela dit, Ossature se distingue des autres performances de Campbell dans le fait où la performeuse n’est pas cachée à l’intérieur d’un costume, mais celui-ci se développe plutôt comme une excroissance à partir d’elle. Les gestes du costume ne sont plus superposés à ceux de la performeuse, mais prennent ici une indépendance déroutante. Si retirer l’accès au visage frustre l’empathie que le théâtre tente traditionnellement de produire, ce dispositif remet également en question la souveraineté du « je » à la base de l’anxiété provoquée par la figure du double. Le bonhomme n’est pas tout à fait objet, pas tout à fait extérieur. Comme les deux côtés d’un ruban de Moebius, le costume est ici en même temps habit et partenaire.

À la fois membre ankylosé et bourreau disloqué, cette performance explore la charge poétique possible par ce nouvel arrangement costume/corps, explorant même ses dimensions abstraites. C’est ainsi que les échos du dramaturge français Antonin Artaud semble encore résonner avec la symbolique d’Ossature. Les notes d’Artaud sur le théâtre Balinais sont particulières informatives pour comprendre son théâtre de la cruauté et ainsi la rupture qu’il proposait avec le théâtre traditionnel. Il commente admiratif que pour le théâtre balinais, le « drame n’évolue pas entre des sentiments, mais entre des états d’esprits, eux-mêmes ossifiés et réduits à des gestes, — des schémas ». Cette qualité d’ossification exprime bien l’intensité de son théâtre, à la fois pour sa référence au corps, mais aussi par ce caractère percutant de rigidité et force. Il souhaitait ainsi rompre avec le caractère narratif du théâtre traditionnel en faveur de performances physiques et symboliques. Nous pourrions ainsi dire que Campbell développe également une « métaphysique du geste » qui met à profit les éléments de base du théâtre, ce qui a une « densité dans l’espace […] : mouvements, formes, couleurs, vibrations, [...] ». La pratique de Campbell poursuit donc cette étude des gestes, mais là où Artaud souhaitait pouvoir transcender la culture afin de rejoindre une pulsion à l’essence même de l’expérience humaine, la proposition de Campbell semble beaucoup plus humble, mais non moins évocatrice.

En effet, la poésie des gestes de Campbell n’est pas constitué dans un vide a-historique, mais est plutôt façonnée par un passé, une culture et des constructions sociales. Ses performances reprennent des gestes souvent subtils et parfois abstraits, mais que nous connaissons intimement. Ce sont des actions simples et familières que nous pourrions reproduire, mais dont elle déplace la signification habituelle. Pour comprendre ce rapport entre gestes et histoire, nous pouvons tirer inspiration des recherches de la philosophe américaine Judith Butler. Ainsi, le genre, que nous simplifions trop souvent comme une binarité masculin/féminin, ne peut être connu que par ses performances. Plutôt que la manifestation d’une essence biologique intérieure, nous tentons de reproduire les gestes et les performances associés au genre auquel l’on s’identifie. Ces gestes sont transmis, modifiés et régulés à travers le temps. Ils peuvent donc être compris comme les sédiments de l’histoire; les résidus d’une longue progression dont nous héritons et que nous continuons à façonner. La construction d’un genre est similaire à un script imparfait à jamais changeant et contextuel. Depuis ses premières performances, Campbell prend justement la liberté d’outrepasser ces normes sociales afin de questionner la manière d’être des corps et la dimension arbitraire du genre. Par exemple, de 2006 à 2010 le duo performatif Fesse et Crécelle (Caroline Dubois et Belinda Campbell) utilisait des personnages inspirés de leurs caractéristiques physiques. À travers leurs postures et leurs actions, elles exploraient les possibilités performatives de leur corps, mais ce faisant mettaient aussi à mal l’idée stéréotypée d’un corps féminin. C’est toutefois lorsque Campbell met en scène un clown découvrant sa sexualité, avec La viande est un animal que j’aime (2014-2015), que sa recherche sur le genre est la plus explicite. Dans chacune de ces œuvres, la sexualité des personnages crée une ambiguïté. Bien que nous reconnaissons des gestes comme une danse érotique ou de la masturbation, ils sont abstraits d’une narration conventionnelle et tellement exagérés qu’ils deviennent absurdes. Ces gestes transgressent nos notions de bon goût et, ce faisant, pointent aux limites de la performance de genre, ils troublent la manière avec laquelle nous avons appris que nos corps doivent se comporter.

Pour revenir à Ossature, nous mentionnions plus haut que ses coverall avaient des significations plus ouvertes et plus abstraites que les costumes utilisés par Campbell jusqu’à maintenant, c’est également vrai pour les gestes de cette performance. La marionnette n’a pas la charge théâtrale d’un personnage, c’est donc sa physicalité qui sera principalement exploitée. Campbell est ainsi en correspondance avec le bonhomme, à la fois cachée et révélée par lui. Leurs gestes nous rappellent vaguement la peur ou des jeux sexuels, nous pouvons ainsi projeter sur le bonhomme des rapports de force, de contrôle et de désir. Toutefois, ces gestes sont minimaux et accentue le dédoublement entre l’enveloppe blanchâtre et le corps de la performeuse. Grâce à cet artifice simple, Campbell remet ainsi en question le rapport même entre soi et l’autre. Corps inanimé demandant à être manipulé, la marionnette est un bon médium pour aborder le rapport à autrui. Comme le clown, le bonhomme est un corps grotesque, une figure de la transgression qui invite la remise en question. Le détournement d’un habit de sécurité est aussi particulièrement évocateur puisqu’il rappelle un site normatif et institutionnel sujet à être contesté. Par contre, transformer le costume en lui insufflant la dynamique d’une marionnette permet à Campbell d’aborder la notion de l’autre d’une manière nuancée. À la fois extérieur, mais toujours relié, cette disposition nous rappelle que notre accès à l’autre n’est jamais direct, mais toujours en fonction de nos perceptions et d’une matrice sociale intériorisée. En quelque sorte, j’aimerais proposer que ce dépouillement du personnage représente une œuvre transitoire pour Campbell. Si le costume était déjà vu comme un objet social, c’est les rapports entre soi et l’autre qui sont mobilisés dans cette performance. L’utilisation d’objets, de gestes et de postures sont ici abordés de manière très minimales, mais qui multiplient les interprétations possibles. Le studio de photographie comme site pour la documentation de cette performance est aussi important, car c’est un laboratoire à images : là où les images se forment. Nous pourrions ainsi dire que cette performance reprend le squelette du travail précédent, tout en assemblant une structure pour y rattacher ce qui est à venir. C’est une ossature construite à partir de matière sociale, de gestes sédimentées, là où le costume devient un écran, entre manipulateur et manipulé, pour les images abstraites que nous pouvons y greffer.

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