Mémoire de recherche
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
DIALOGUE ENTRE SOI ET L’AUTRE DANS UNE PRATIQUE VIDÉOGRAPHIQUE SONORE ET PERFORMATIVE
MÉMOIRE–CRÉATION
PRÉSENTÉ COMME EXIGENCE PARTIELLE
DE LA MAÎTRISE EN ARTS VISUELS ET MÉDIATIQUES
PAR
BELINDA CAMPBELL
OCTOBRE 2006
REMERCIEMENTS
Jean Dubois, professeur à l’École des arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal.
Geneviève Chicoine, étudiante à la maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal.
Aurélie Collignon, étudiante à la maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal.
Nathalie Bachand, étudiante au doctorat en études et pratiques des arts de l’Université du Québec à Montréal.
Roseline Lemire, étudiante à la maîtrise en philosophie de l’Université de Montréal.
TABLE DES MATIÈRES
REMERCIEMENTS……………………………………………………………………… ii
RÉSUMÉ…………………………………………………………………………………. iv
INTRODUCTION………………………………………………………………………. 1
TABLEAU I
Inspiré de la vidéo Performances pour tableaux gagnants : la carabine, métaphore de la caméra……………………………………………………………………………………. 4
TABLEAU II
Inspiré de l’installation vidéo C’était bien, surtout la fin :
l’objet manipulé et manipulable dans un espace d’enfermement……. 10
TABLEAU III
Inspiré de la vidéo Fakhala gieht-dist : autodérision sonore …….. 14
TABLEAU IV
Inspiré de la vidéo Dépliant : le corps objet……………………………… 19
TABLEAU V
Inspiré de la vidéo Les multiples positionnements sentis de la sportification : Mysticisme/humour ……………………………………………………………….. 23
TABLEAU VI
Entracte……………………………………………………………………………….. 27
TABLEAU VII
Inspiré de la vidéo Est-ce un animal, est-ce une proie?
Le spectateur, forme de juge …………………………………………………… 29
TABLEAU VIII
Frontière entre réalité et fiction…………………………………………… 36
CONCLUSION
Pour en finir ………………………………………………………………………… 41
ÉPILOGUE ……………………………………………………………………………… 47
BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………………… 50
Annexe 1
DVD-VIDÉO………………………………………………………………………………. 51
RÉSUMÉ
Ce mémoire-création se présente comme une suite de dialogues entre deux personnages principaux : Le Personnage et L’Autre. La mise en page se lit comme un scénario ou une pièce de théâtre, avec renseignements sur les lieux, les actions, etc. Cette façon très fantaisiste de composer m’a permis de créer une fiction littéraire inspirée de mon travail vidéographique et performatif. En effet, chacun des 8 tableaux dans la partie développement du mémoire-création se trouve être un reflet imagé d’une vidéo en particulier. Je vois ce texte d’accompagnement comme le pendant littéraire de ma pratique en arts visuels. Implicitement, il vient dégager une critique distanciée face à la création. Un horizon encore inexploré s’en dégage, embryonnaire, peut-être théâtral ou scénaristique.
AVERTISSEMENT
Je suis avec vous, dans la foule. Il y a énormément de monde ce soir, me direz-vous. Oui, c’est qu’il s’agit d’une belle soirée. Souhaitez-vous vous asseoir ici? Moi, je prendrai ce banc, tout près du bar, afin d’y détendre mes jambes, ainsi, sur le côté. Vous avez entendu parler de ce que nous allons lire? Dur à exprimer, non? L’artiste elle-même, à ce qu’il me semble, en est confuse ou plutôt, diffuse. Certains matins, elle parle de théâtre ou de performance, de cinéma et encore parfois, de vidéo. Je crois que ça n’a plus d’importance. Spectacle vivant? Nouveau genre balbutiant? L’artiste a écrit, en se laissant séduire par la forme qui se construisait au fur et à mesure. Ce qui est certain c’est que la mise en page de ce que j’ai vu ressemble à un scénario. Alors, pourquoi avoir choisi cette forme si le but n’est pas d’en faire un film? C’est un subterfuge, un canular? Si elle se fout de ma gueule, j’irai l’en remercier, personnellement; ah, tu m’as bien eu, j’avais des attentes, j’avais fabriqué mon propre scénario!
En poursuivant, je dirais que cette chose que nous allons lire est d’abord une chose, j’entends par là le caractère indéfinissable de son intention, de son contenu, de sa tête et de ses épaules. Écoutez-moi bien. L’artiste se devait, pour ce projet, de construire un texte qui parlerait de sa démarche artistique. La belle histoire. Son instinct premier l’a poussée à écrire des dialogues entre deux personnages : Le Personnage et L’Autre, hommes d’âges incertains, pataugeant dans une énigmatique sexualité. Ils ont l’air assez symbiotique, comme s’ils étaient pris dans le même bocal. Est-ce que l’auteur parle de la même personne, divisée en deux facettes? Le fou et le sage? Le fou qui se permet tout et le sage qui le rappelle constamment à l’ordre? Ou est-ce seulement deux individus qui s’aiment et se détestent? Bref, rien n’indiquait explicitement, dans le texte, qu’il s’agissait de commentaires ou d’éclaircissements portant sur une démarche artistique. C’est pourquoi, par la suite, l’artiste a recommencé l’exercice; elle a gardé la forme du dialogue avec laquelle elle se sentait des affinités, mais en insérant des renseignements qui venaient élucider la chose. Le résultat l’a découragée ; ces raisonnements dialectiques alourdissaient la fantaisie qu’elle s’était créée dans la première version. Ces précisions, maladroitement collées, dégageaient une facticité puante. L’artiste résistait devant le tableau qu’elle contemplait ; d’un côté, l’abstraction (l’ouverture intuitive) et de l’autre, la figuration (l’illustration théorique).
Elle revint en arrière pour son plus grand bonheur car, quel délire! Elle retrouva ses deux personnages, Le Personnage et L’Autre, et s’inspira de ses vidéos comme toiles de fond. Chaque tableau est une métaphore d’une vidéo en particulier. Elle a gardé de l’autre texte quelques répliques qui faisaient objet d’explication théorique, mais très peu. Elle s’est plutôt concentrée sur la fiction qui se créait. Le texte, proche d’une création littéraire, est devenu une reconstitution fictionnelle de ses vidéos. Certains thèmes qui lui sont chers s’y retrouvent de manière récurrente : le ludisme, l’ironie, la mystique, le corps.
Je ne vous ennuie pas, j’espère? Non… oui, vous êtes silencieux. Je vous ai vite remarqué. Vous êtes ce qu’il y a de plus mystérieux, à rester dans la pénombre, à me regarder parler. Moi, je ne pourrais pas, j’aurais peur qu’on m’oublie. C’est beau, n’est-ce pas, ce que je dis ?…Vous me demandez des précisions sur ce qui va être lu? Soit, il y aura huit tableaux. En couleur. Attendons-nous à des dialogues très serrés. Quelque chose d’assez rythmé, genre rapide, rapide, lent, silence et on revient au rapide. Personnellement, je préfère quand ça ne s’étire pas trop ; droit au but, contenu dans peu de mots. C’est à la fois simple et difficile d’y arriver. Vous connaissez la poésie de Denis Vanier? Et bien c’est cela, de très courts poèmes écrits on ne sait trop dans quel état, mais qui provoquent chez le lecteur un petit éclair zébré, définissant dans sa trajectoire une précision, une structure, une belle couture qui scelle le tout comme un paquet bien ficelé. J’adore cela, c’est comme si on me faisait un cadeau.
Tous les danseurs à la potence,
Ceux qui de leurs muscles durcis
Frôlent la peau amoureuses des marions et mannequins,
Certains trapézistes se laissent toucher aux performances,
D’autres à l’entracte, l’apéritif
Café et petits fours[1]
S’il y a déception chez le lecteur, nous réserverons une punition à notre artiste. Comme lors d’un spectacle, ce sera ni plus ni moins le silence dans la salle. Elle devra monter sur scène et prononcer publiquement ses excuses ainsi que ses intentions en créant une œuvre aussi moche. Vous ne me croyez pas ? C’est une plaisanterie, bien sûr. Mais les instincts les plus sauvages des spectateurs sont le plus souvent refoulés. Parfois, nous devrions ériger en procès, après un spectacle, juste pour voir ce qui en découlerait, comme un exercice. Presque tout y serait permis. Vous croyez que c’est trop violent ? Peut-être bien. Moi, je ne sais rien, tout chez moi n’est qu’hypothèse, supposition. Le noir se fait plus total… Ça commence, allumons notre petite lampe.
TABLEAU I
INSPIRÉ DE LA VIDÉO PERFORMANCES POUR TABLEAUX GAGNANTS : LA CARABINE, MÉTAPHORE DE LA CAMÉRA
Intérieur. Appartement. Jour.
Entre deux figures. Ce qui est troublant, c’est qu’elles semblent être incarnées par la même personne tant leur ressemblance est confondante. Elles sont en pleine discussion.
LE PERSONNAGE
Je n’ai rien à conter.
L’AUTRE
Tu ne devrais pas t’enfoncer dans ces zones. De toute façon, je ne te crois pas. Tu laisses tomber pour que je te prenne en pitié.
LE PERSONNAGE
Pitié, hou, hou, hou, hou ! Pitié, je ne suis pas fou. Je dois plutôt admettre ma grande détresse à ne pas savoir comment créer une forme. Pour cela, je n’ai pas besoin de toi ; la grande place est à moi, j’ai le désir de « m’expansionner » à ma guise.
L’AUTRE
Quelque chose cloche dans ta phrase, tu sembles avoir inventé un mot. On n’invente pas des mots comme ça, ça prend du talent et du temps.
LE PERSONNAGE
« S’expansionner »: je tends à m’étendre, je m’exprime avec effusion.
L’AUTRE
D’un côté, tu cherches à t’insuffler à toi-même une grande part d’expansionnisme tout en ayant, à la base, des ambitions chétives concernant tes idées. Tu es maussade et mauve.
LE PERSONNAGE
Je ne suis pas mauve, ne me, ou ne te dévies pas. Je répète, je ne suis pas mauve. Je ne le répèterai pas.
L’AUTRE
Pfffffffffffff.
Un temps.
LE PERSONNAGE
Je n’ai toujours rien à conter.
Un deuxième temps.
LE PERSONNAGE
Bon, voilà, si alors je me plaçais là. Si j’écoutais cette musique?
Il enclenche un bouton du piano électrique. Une mélodie connue s’en échappe. Il réfléchit, le regard ailleurs. Il éteint la musique et se dirige vers une caméra qui est montée sur un trépied. Il la place dans la pièce. Il semble nerveux. Il réécoute la composition au piano, l’accélère, en choisit une autre. Il va devant la caméra.
L’AUTRE
Hé là! Tu ne vas pas commencer ainsi sans préparation! Quel gâchis ! Tu es vraiment inconséquent. Je fulmine.
Ils se regardent. Il y a une certaine tendresse.
LE PERSONNAGE
Cette carabine, euh… cette caméra, est l’arme qui me pointe et me vise. Tu comprends, j’en ai besoin comme moyen d’autostimulation, c’est une épreuve psychologique et ludique. Bien entendu, épreuve et ludisme ne semblent pas aller ensemble, sauf que moi, j’en tire un certain profit. L’objectif est de se lancer dans le vide, yeux fermés, dire quelque chose, faire quelque chose. C’est assez pressant, la réflexion en est spontanée. Je suis sur le qui vive. Tu vois mon nez qui frétille?
L’AUTRE
Oui, mais bon, passons… Il semble bien que ce soit là ta « méthode », mais est-elle infaillible? Que se passerait-il si la pression n’opérait plus? Si tu te retrouvais un après-midi, plus rien dans les poches, avec seulement ton regard hébété qui renifle tous les coins du salon? Je te regarde. À quoi t’attends-tu?
LE PERSONNAGE
Mmmmmm, à de la vinaigrette. Je suis las. Mais je ne sais rien, je vais me permettre d’inventer. Du plus grand que nature, à la mesure de ce que les gens s’attendent à voir. Ce sera la confession du siècle, ils l’oublieront bien vite.
L’AUTRE
« À la mesure de ce que les gens s’attendent à voir. » Soit, tu exagères par dépit et jette à la face du public tes trippes désespérées… C’est comme cela que tu t’installes, en laissant tout par terre?
Le Personnage s’est minutieusement entortillé dans les fils. Il répand sur le sol des objets électroniques comme s’il s’agissait de pétales de roses.
LE PERSONNAGE
Oui, et j’y mélange mon odeur.
Il glisse par terre et se frotte le torse contre le tapis. Il ne manque pas de bien s’étendre en s’attardant à certains endroits plus qu’à d’autres.
L’AUTRE
Mais…Il n’y manque que quelques larmes, tu pourrais aussi y laisser un peu de bave et de sang ?
LE PERSONNAGE
Aide-moi, au lieu d’ironiser.
L’AUTRE
Si ça pouvait te remettre les idées en place, j’en serais plutôt fier. Relèves-toi. Tu n’arriveras à rien ainsi.
Le Personnage se relève en essuyant quelques larmes.
LE PERSONNAGE
Une chance pour toi que je suis là. Ça crée un peu de ménage dans ce fouillis.
On frappe à la porte.
L’AUTRE ET LE PERSONNAGE
Ahhhhhhhhhhhh!
Ils écoutent.
LA VOIX DERRIÈRE LA PORTE
Laisseriez-vous pénétrer une troisième personne dans votre paysage symbiotique?
LE PERSONNAGE
La voix parle de paysage. Qu’est-ce que l’on retrouve dans un paysage? Un peu de tout, non?
L’AUTRE
Pas tout à fait. Des fois c’est plus dense et d’autres fois plus aride. Ça mériterait de la précision.
LE PERSONNAGE
Dans notre cas, avec cette symbiose, je vois un paysage drôlement touffu avec beaucoup d’humidité, des choses un peu floues et qui s’entremêlent. Le parcours est long et sinueux et les êtres s’entraident en se mangeant les uns les autres.
L’AUTRE
La loi de la jungle quoi.
LE PERSONNAGE, À LA VOIX DERRIÈRE LA PORTE
Revenez dans plusieurs années. Pour l’instant, c’est suffisamment « claustrophobique » comme projet de vie.
L’AUTRE, AU PERSONNAGE
Comment tu procèdes?
LE PERSONNAGE
Je m’adresse à la caméra comme si elle était un grand confident. C’est assez cérémonial. En fait c’est comme si j’allais au confessionnal. Je m’installe, je ris, je pleure, je crie et parfois, je provoque. Par cet exutoire, des comptes sont réglés.
L’AUTRE
Des comptes avec qui? Avec quoi?
LE PERSONNAGE
Cette question est indiscrète. Elle me contrarie. Je crois de façon assez autoréférentielle qu’il s’agit de moi. Oui, je l’admets, c’est étourdissant.
Il se dirige vers le piano, appuie sur la touche play, va à la caméra, enclenche le processus d’enregistrement, se place dans la mire, gesticule, retourne à la caméra et enfonce du doigt le bouton stop.
TABLEAU II
INSPIRÉ DE L’INSTALLATION VIDÉO C’ÉTAIT BIEN, SURTOUT LA FIN : L’OBJET MANIPULÉ ET MANIPULABLE DANS UN ESPACE D’ENFERMEMENT
Intérieur. Jour.
La salle où l’on se trouve est particulièrement blanche. Il n’y a pas de décor. Une caméra est déjà posée sur son trépied. Deux figures entrent : L’Autre et Le Personnage. Ils traînent à leur suite une marionnette un peu flasque.
L’AUTRE
On pourrait la déposer ici, devant la caméra ? Elle aura tout cet espace.
LE PERSONNAGE
Fais ce que tu veux avec, c’est toi qui la manipule. Moi, je m’occupe de la caméra.
L’AUTRE
Je pense souvent à toi.
LE PERSONNAGE
Mmmmmmm, j’y penserai.
Ils s’assoient et regardent la marionnette. La marionnette ne bouge pas. Elle est sur une chaise, entortillée dans une drôle de position. Soudain, L’Autre prend la marionnette et la lance à bout de bras dans l’espace blanc. Dans sa trajectoire, l’inanimé pantin prend vie : il tombe, se relève, retombe, marche comme un canard. Sa danse, frénétique et maladroite, s’exprime avec effusion dans une énergie de défoulement et d’hystérie burlesque.
L’AUTRE
On dirait que la chose se débat contre elle-même. Elle a des pulsions. J’ai peur qu’elle n’en souffre après.
LE PERSONNAGE
Elle sera sûrement très lasse et demandera un verre de scotch.
Devant la caméra, la marionnette ne cesse de bouger. Tel un enfant se faisant prendre en photo, elle se déforme en des grimaces provocatrices. L’Autre prend quelques clichés de la scène.
L’AUTRE
Bouncing in the corner.
LE PERSONNAGE
Quoi?
L’AUTRE
Bruce Nauman.
LE PERSONNAGE
Oui, je vois.
L’AUTRE
Comme dans l’œuvre de cet artiste, nous avons déterminé un espace d’enfermement dans lequel le corps se débat. Regarde-la explorer tous les recoins de la pièce. Elle y fait son territoire.
LE PERSONNAGE
La chose ressemble à une pâte molle colorée. Elle subit plus qu’elle ne contrôle, la pauvre. J’ai bien envie de m’amuser avec elle afin de déterminer si elle est vivante ou non. Mais est-ce si important?
L’AUTRE
Quoi?
LE PERSONNAGE
Qu’elle soit en vie ou non.
L’AUTRE
Le mieux serait qu’elle soit encore consciente afin qu’elle ressente tout le mal que nous lui faisons subir.
LE PERSONNAGE
C’est bon ça.
Le Personnage saute à pieds joints dans le cadre. Il saisit la marionnette et la fait tourner très vite dans les airs. Le tissu souple se laisse guider. Des harmonies de couleurs se dessinent, allant du bleu marine, au blanc et au rouge. En un moment, par sa force, Le Personnage envoie la poupée si haut dans les airs que celle-ci reste collée au plafond.
L’AUTRE
Ah, Ah, Ah, Ah! Une araignée au plafond! Tu l’as envoyée valser, ta chose.
LE PERSONNAGE
Crois-tu qu’elle va rester collée?
L’AUTRE
Mais non, regardes, elle glisse vers le sol.
Tel un grand drapé, on pouvait maintenant voir la marionnette se détendre de tout son tissu et commencer une longue descente vers la terre ferme. La chute dura plusieurs minutes. De loin, elle ressemblait à un insecte dont on aurait légèrement écrasé le corps.
LE PERSONNAGE
L’observer est fascinant. Si elle était plus petite, je la mettrais sous la loupe d’un microscope et je l’ouvrirais avec les instruments appropriés.
Le fantoche est à présent couché de tout son long. Il respire bruyamment. Les manipulateurs s’en approchent.
L’AUTRE
Tu vas dire quelque chose?
LE PERSONNAGE
Oui, tu vas dire quelque chose?
Silence. Ils le prennent.
TABLEAU III
INSPIRÉ DE LA VIDÉO FAKHALHA GIEHT-DIST :
AUTODÉRISION SONORE
Extérieur. Jour.
L’Autre et Le Personnage marchent sur une route. Autour d’eux, des champs de tournesols, des tracteurs et des fermes abandonnées.
L’AUTRE
Hmmmm. Ouaip. Qu’est-ce que tu penserais si je te disais d’essayer de me soulever avec tes petits bras faibles?
LE PERSONNAGE
Il fait beaucoup trop chaud, pauvre ami. J’ai déjà le corps qui me gratte en entier. Cette chaleur, ce vent calme, ça me tue. Je n’ai presque pas pensé ces derniers jours. Je restais dans le salon, le cerveau à l’abri dans du formol. Mes yeux suivaient les jeux de lumières qui se dessinaient dans l’arbre à la fenêtre. Mon chat en était fou. Lucky boy, il n’a rien d’autre à faire.
L’AUTRE
Bon, voilà la dépression, le vertige, la mélancolie, le purgatoire, l’immatérialité de tes maux. Regardes ces tracteurs, ne sont-ils pas étranges? Avec ce soleil, leurs ombres dessinent des corps sur le sol.
Le Personnage court. Il s’élance, sa silhouette semble voler. Il s’approche des tracteurs et se couche dans leurs ombres. Il est bien. L’Autre le rejoint.
L’AUTRE
Que fais-tu? Pourquoi souris-tu de la sorte? Tu es devenu débile?
LE PERSONNAGE
Je dirai quelque chose de … ouaip : je me couche dans le personnage de l’objet utilitaire.
Le temps passe.
L’AUTRE
Oui, mais, comment, je ne comprends pas.
LE PERSONNAGE
Ma relation et mon intérêt pour le tracteur a lieu lorsque je fusionne avec lui. Je l’aime parce que je le fais vivre. En me plantant dans son décor, j’engage un dialogue. Au début, c’est un peu difficile, c’est comme un couple qui s’apprivoise. En fait, il faut entrer en action, se tortiller un peu. Bientôt, on ne réfléchit plus. C’est ce qu’on appelle tomber en amour. Bon, c’est abstrait, je suis pauvre d’explication. Je vais continuer ma séance.
L’AUTRE
Ma foi, je te crois. Mais l’ombre se rétrécie, tu devras t’adapter à sa nouvelle forme.
Le personnage se tortille.
L’AUTRE
Voilà, c’est mieux.
LE PERSONNAGE
Non, attends, ce n’est pas mieux, (il se relève) j’entends des voix. Elles se multiplient et se font écho.
L’AUTRE
Ces voix sont peut-être ta conscience.
LE PERSONNAGE
Je voudrais bien, mais elles me causent dans une langue étrangère. Ma conscience voudrait être comprise si elle avait à s’exprimer. Elle dirait des choses comme : « arrêtes de bouger, stop, prends ce trottoir, vas par là, suis cette silhouette. »
L’AUTRE
Ce genre de conscience ennuyante? Tu n’aurais pas quelque chose de mieux, de plus enlevant? De moins concret, de plus poétique, l’énigme de la vie, ou l’amour comme source de contentement?
LE PERSONNAGE
Si seulement tu entendais ce que j’entends. C’est difficile à décrire, c’est comme une polyphonie dont les voix ont les mêmes timbres, tons et nuances.
L’AUTRE
Peut-être… s’agit-il d’une seule voix?
LE PERSONNAGE
Peut-il… s’agir de moi?
L’AUTRE
… Je crois fortement qu’il s’agit de toi. Tu te crées un complot. Quelle est cette langue avec laquelle les voix te causent?
LE PERSONNAGE
C’est de la fantaisie. C’est inventé. Attends, elles recommencent. Oui, voilà, ça s’apparente à une expression normale à laquelle on aurait modifié de façon extrême l’intonation. C’est par la répétition que la déformation s’effectue. La langue se délie et permet une déviation et une déconstruction du sens premier. Ce que j’entends devient complètement absurde. Je n’ai pas vraiment peur, c’est plutôt hilarant, cette façon de déformer le langage.
L’AUTRE
Attention, ce n’est peut-être pas si drôle. Et si elles riaient de toi?
LE PERSONNAGE
Et alors? Mon devoir serait de les écouter religieusement.
L’AUTRE
Tu en ferais un mantra? Une prière personnelle? C’est une sorte de folie occidentale?
LE PERSONNAGE
C’est de l’impassibilité « autocritiquante ». J’assume le fait de m’envoyer moi-même une série de coups de pied au derrière. Ce n’est pas vraiment douloureux puisque c’est moi-même qui me les inculque. On peut comparer ça à une forme d’autodiscipline, à de la mortification ou à une éternelle autostimulation…Les voix continuent. Elles se répètent en boucle, on dirait des chants arabes.
Le soleil est maintenant descendu jusqu’aux deux figures dans la campagne. Il darde sa luminosité sur le visage du Personnage. Ses yeux se promènent dans l’espace au rythme des variations vocales.
TABLEAU IV
INSPIRÉ DE LA VIDÉO DÉPLIANT : LE CORPS OBJET
Intérieur. Appartement. Soir.
Dans une salle de bain. Le Personnage clapote dans la baignoire en se coupant les ongles. L’Autre le regarde faire, il tient sa serviette. Posée sur le bord de la baignoire une télévision diffuse des images d’un film Super 8.
LE PERSONNAGE
Ah, j’ai les doigts ratatinés. Je vieilli. Mes facultés faiblissent. Mon corps s’ignore de moins en moins. J’en ai pris conscience dans le train, ses soubresauts étaient énormes. Une bête qui prend de l’âge.
L’AUTRE
J’ai droit à des histoires?
LE PERSONNAGE
Tu as surtout droit à moi, à la vue de mon corps dans l’eau. Quand tu me regardes, je baisse les yeux. J’aime mieux t’entendre sans te regarder, je me sens moins timide. Qui aurait cru que j’en arriverais là, à rougir dans une baignoire comme un sofa cramoisi? Avec l’âge, je perds le contrôle de ce que les gens voient de moi. Je n’en veux plus, non plus, j’abdique. Pensez ce que vous voudrez. Il ne me reste qu’à me réfugier en quelque part dans mon cœur. Pour les histoires, tu veux que je continue?
L’AUTRE
Oui, ça m’intéresse.
LE PERSONNAGE
Prenons cette histoire de film Super 8. Je courais à travers les champs dans cette vieille Europe bucolique. Ma caméra sautillait, j’étais en symbiose avec ce qui m’entourait. La symbiose, tu sais ce que c’est?
L’AUTRE
Oui, c’est comme moi avec toi.
LE PERSONNAGE
Ou alors comme toi avec moi. Tes yeux avec mes bras, ta bouche avec mes pieds, ton sexe sur mon sexe, en surimpression; un léger calque vaporeux. C’est de construire un seul élément avec deux personnes. Moi je le vois « ludiquement » ; je pourrais, par exemple, avec un immense miroir, construire plusieurs morceaux de miroirs différents. Ce serait hybride ou alors très éclaté.
L’AUTRE
Moi qui te manipule, tendre ami : je te mets à l’envers, te pose sur un corps de mouton (tu en es si drôle), insère ta silhouette dans un paysage, déconstruis ton corps en un totem mystique et finalement, finalement, je fais ce que je veux de toi. Tu es ma chose, mon jouet. Est-ce malsain?
LE PERSONNAGE
Mon abandon fait de toi le maître du jeu. Es-tu malsain?
L’AUTRE
Oui, la manipulation m’intéresse. Tes pieds ont bougé quand j’ai dit ça.
LE PERSONNAGE
Bon, j’ajuste mon corps. Il est bien droit maintenant.
L’AUTRE
Dis, est-que je pourrais le plier, ton corps? J’aurais envie de le déposer dans un tiroir, peut-être celui de ma grand-mère, tout y est si précieux à l’intérieur.
LE PERSONNAGE
Très bien, mais je vais te le plier moi-même. C’est toujours la tête le plus difficile, les os sont durs. Veux-tu la présentation du chandail en boutique ou celle, plus décontractée, du morceau qui sort de la sécheuse et qu’on plie rapidement?
L’AUTRE
Comme tu le sens. Par contre, l’ami, tu es tout humide, sèche- toi avant. Je ne voudrais pas t’enfermer dans un endroit clos alors qu’il y a risque d’y développer de la pourriture.
Le Personnage sort de la baignoire. L’Autre le sèche.
LE PERSONNAGE
J’espère que je te rendrai la vie agréable, à l’intérieur. Tu y mettras des petits pots parfumés? J’aurai drôlement le temps pour mes propres réflexions. Plus j’y pense, plus l’enthousiasme monte. Le séjour sera long? Pas trop pour y coller au fond, quand même!
L’AUTRE
Non, je ne crois pas, je te sortirai à temps.
TABLEAU V
INSPIRÉ DE LA VIDÉO LES MULTIPLES POSITIONNEMENTS SENTIS DE LA SPORTIFICATION : MYSTICISME/HUMOUR
Extérieur. Parc. Jour.
Le Personnage et l’Autre mangent à une table, devant une caméra. Le Personnage joue des coudes avec l’autre. Il l’empêche de manger, vole sa nourriture, rit et redevient soudainement sérieux.
LE PERSONNAGE
Je suis soudainement sérieux. Je crois que ce que je te fais subir relève de l’épreuve amicale. Je t’aime mais aussi je te pique de la fourchette. Tu sembles plus intéressant ainsi à mes yeux. Tu as ajusté la caméra?
L’AUTRE
Elle est bien là, elle attend. Et toi, tu attends quelque chose?
LE PERSONNAGE
Que tu me parles.
L’AUTRE
Non.
LE PERSONNAGE
Oui.
L’AUTRE
Stratégiquement, je vais te parler sans rien te dire. Tu me choques avec tes conceptions extrémistes.
LE PERSONNAGE
Je t’ai fait sortir un sentiment. J’ai réussi. Tu n’as pas usé de beaucoup de stratégie. Tu as réglé la caméra?
L’AUTRE
Oui, elle te fixe en plan unique. Tu devrais te lever et aller lui parler.
Le Personnage continue de manger. Soudain, il échappe de la nourriture par terre. Il se penche, remonte à la surface. Sa tête heurte violemment celle de L’Autre.
LE PERSONNAGE
Cette situation devient pénible.
L’AUTRE
Tu as raison, ça tourne en rond.
LE PERSONNAGE
Tournons.
L’Autre place la caméra. La pièce où ils se trouvent devient blanche. Une musique surgit des cieux, élevant de terre Le Personnage qui monte tout doucement vers le plafond. Sa surprise lui fait un drôle de visage. Il sourit et ne sourit pas. Ses petits bras faibles s’agitent dans l’air comme un oiseau qui apprend à voler.
LE PERSONNAGE
J’ai peur. Mes petits bras faibles n’arriveront jamais à soutenir ma masse. Il me faudrait un peu de jus. Peux-tu m’en envoyer?
L’AUTRE
Moi je n’ai pas peur pour toi. Regarde au dessus de toi.
LE PERSONNAGE
Les cieux m’attirent. Mon regard s’y fixe. Peut-être ne reviendrai-je plus jamais.
L’Autre ramasse soigneusement les restes de leur nourriture.
L’AUTRE
Tu sais que tu me méduses? Ta volonté à brouiller les pistes m’empêche de construire quelque chose de solide avec toi. J’aurais voulu commencer par une banale conversation pour peut-être ensuite te parler de notre mère qui est malade. Que fais-tu là-haut?
LE PERSONNAGE
Je réfléchis à la possibilité d’un ressourcement. J’éprouve énormément de difficultés, c’est encore le vide dans ma tête. Notre mère malade… C’est tout à fait normal, tu as l’âge d’avoir une mère malade. Moi, regardes, j’ai l’âge de discussion et d’élévation et ça ne mène à rien.
L’AUTRE
Alors, je ne peux t’en parler, tu ne m’écouteras pas. Il faut un peu de compassion et de sérieux. Tu es trop haut.
Le Personnage redescend en nageant vers le bas. Il regarde L’Autre.
L’AUTRE
Bien, bien, je t’en parle quand même. Je souffre de cette situation. Mes nerfs veulent lâcher. Mon visage reste impassible devant ce qui l’attend mais ce n’est qu’une façade. Je suis un grand pudique. Je prends un bain avec mes bas, je ne peux me regarder nu ni dire un bonjour expressif.
LE PERSONNAGE
C’est dommage ça. Moi, c’est tout le contraire, je dois m’attacher pour ne pas sauter. Notre mère, je l’ai même déjà embrassée dans le cou. On était chez elle, il y avait un bon vent doux par la fenêtre. Elle regardait dehors, paisiblement. Je me suis avancé comme un fantôme et j’ai pris place derrière elle. Ma poitrine dans son dos, sa cadence respiratoire est devenue la mienne. Bien sûr, je faisais exprès. Mon bras s’est soulevé et est allé se déposer sur son épaule. Elle a murmuré « ah…… » J’ai soufflé dans son cou avant d’y déposer un ardent baiser. Ouaip!
L’AUTRE
Et tu me racontes ça maintenant? Maman…!
LE PERSONNAGE
Elle n’est pas là, notre mère. Après, elle m’a fait des tartines. On a bien rit en regardant la télévision.
L’Autre pleure.
LE PERSONNAGE
Que fais-tu de ta pudeur?
L’AUTRE
Je n’en veux plus. Elle m’étouffe!
Le Personnage esquisse un geste de réconfort, puis se ravise.
TABLEAU VI
ENTRACTE
Extérieur. Terrain. Jour.
Le Personnage et l’Autre sont couchés nus dans l’herbe. Ils se masturbent, une brindille dans la bouche. Ils ne se regardent pas, occupés par leur travail. Au loin, on aperçoit la maison de la mère.
LE PERSONNAGE
J’y pense, j’espère que notre mère nous regarde.
L’AUTRE
Elle est couchée dans son lit à l’article d’une mort prochaine.
LE PERSONNAGE
C’est bien ce que je disais, j’espère qu’elle nous regarde quand même. Ce serait un moment fou de joie lubrique si elle nous apercevait de son œil morne. Son visage s’animerait, elle guérirait peut-être.
L’AUTRE
Tu me dégoûtes à te sentir plein de désir pour elle… Mais qu’est-ce qu’elle représente pour toi?
LE PERSONNAGE
Elle est mon premier public, celle qui m’a regardé balbutier mes premiers mots. Elle a accepté sans équivoques mes petits gestes spontanés et sans ambition. Elle me disait : « Je t’approuve tel que tu fais ». J’ai ainsi appris à créer de façon boulimique afin de voir son regard me choyer et m’encourager. J’ai maintenant la nostalgie de ce premier public. Le deuxième me remet constamment en question. Je ne sais si la conséquence en est un désir d’agression à son égard. Est-ce que c’est mieux ou pas mieux?
L’AUTRE
Elle m’a donné le sein pendant longtemps après ma naissance. Je cultive encore ce goût maternel sur mes lèvres. Je ne retrouverai jamais plus une soif aussi exquise.
Ils éjaculent en même temps. Ils s’essuient.
LE PERSONNAGE
Ce n’est pas la pensée de notre mère qui m’a donné ce plaisir. Je pensais aux vagues de la mer qui fracassent ma poitrine.
L’AUTRE
C’est spectaculaire. Je pensais à la même chose.
LE PERSONNAGE
Pfffff…Tu aimes bien penser comme moi. Tu fais exprès?
L’AUTRE
Non, c’est tout simplement spectaculaire. C’est du spectacle. Cette mise en scène masturbatoire, je…m’y attendais.
Le Personnage se lève et lui gifle le visage, s’en prend à son abdomen, à ses cheveux… Pendant ce temps, l’Autre ne cesse de répéter : « Je m’y attendais, je m’y attendais, je m’y attendais… »
TABLEAU VII
INSPIRÉ DE LA VIDÉO EST-CE UN ANIMAL, EST-CE UNE PROIE? : LE SPECTATEUR, FORME DE JUGE.
Intérieur. Surface commerciale. Jour.
L’Autre et le Personnage sont à un comptoir d’appareils électroniques. Ils s’attardent à toutes sortes d’objets. Plus loin, une cabine de photomaton. Le Personnage laisse L’Autre et part s’installer à l’intérieur.
LE PERSONNAGE
Me voilà. Bonjour. Quelle pose devrais-je prendre? Si je prends celle-ci, mon visage devra être ainsi.
Il se tourne de profil et jette un regard inquiet à l’objectif.
LE PERSONNAGE
Je me sens inquiet. La pose n’est pas bonne. Le jeu n’est pas équilibré.
Il sort de la cabine et se regarde dans le miroir. Il aplatit ses cheveux bien gras.
LE PERSONNAGE
Moi, je ne suis plus moi. Mais si, je suis moi d’une autre manière…Je ne sais plus, je ne crois pas. Je vais entrer dans la cabine et essayer de nouveau. L’entrée est difficile. Comment m’asseoir? Quel angle prendre ? Je regarde à nouveau l’objectif, il est immense… Mon reflet ne me dit pas ce qu’il faut. Il devrait travailler beaucoup plus. Des grimaces?
Il se déforme le visage. Sa langue sortie, il fronce les sourcils. Une série de rides se dessine dans sur front et ses joues. Il est de plus en plus impatient de trouver la forme qu’il recherche.
LE PERSONNAGE
Ahhhh, pfffff, mmm, ouaip! J’en suis insatisfait. Cette possibilité de transformation est une vraie drogue. Je ne peux pourtant pas m’effacer totalement, après tout, il ne s’agit que d’une photo d’identité. Je souris de mes belles dents. J’agrandis, j’agrandis, mes commissures se déchirent, mes trous de nez dépassent l’entendement, mes joues craquent, mes yeux se perdent dans cette immonde surface couleur de chair. L’Autre? Où es-tu? J’ai besoin d’aide!
Le Personnage sautille, sort de la cabine et crie dans la boutique. Le vacarme de son émoi pique la curiosité de certains employés et bientôt un cercle se forme autour de lui. Le Personnage s’adresse alors à son auditoire.
LE PERSONNAGE
Mais quoi, qu’est-ce qui vous prend? Vous croyez que j’ai perdu le contrôle? Je me pose des questions, c’est tout. J’ai le droit de me remettre en question, non? Tout ce cirque ne vous regarde pas, c’est entre moi et moi. La vie est faite pour ça. Ah et puis non, assistez-y. Vous êtes-vous déjà regardé dans une glace? Ça peut être troublant s’il vous arrive d’avoir une once de sensibilité ….Vous ne m’aurez pas, je suis le plus sain des saints. L’Autre, où est l’Autre?
Le cercle se resserre. Une personne sort du lot. Elle semble agressive et porte sur la tête un panache de chevreuil. Les deux se regardent. Ils respirent bruyamment. Le Personnage attaque en premier. La personne l’arrête subrepticement en bloquant son front contre sa main. Le Personnage ne tente pas de s’échapper. Au contraire, il lutte contre la main dominatrice. Ses jambes se débattent dans le vide et ses bras secouent l’air qui le sépare de l’adversaire. La tension monte et bientôt la foule se met à scander, à l’unisson : « Est-ce un animal, est-ce une proie? » Le Personnage et son opposé discutent en se tenant tête.
LE PERSONNAGE
Je démontre une certaine ardeur dans ce processus.
L’OPPOSANT
Je te seconde. Ma transpiration va sur ta peau et mes muscles en prennent le plaisir. Nous sommes au milieu de cette meute que tu aimes.
LE PERSONNAGE
Tu sais quoi? Ils en redemandent. Donnons-leur ce qu’ils veulent.
L’Opposant met la tête du Personnage dans la moulée. Délicatement, il lui écrase le museau dedans. Ensuite, il le tourne, le frotte et l’écrase à nouveau. En relevant sa grosse tête, Le Personnage montre au public les marques et les plis de son visage où sont enfouis, dans les crevasses, des morceaux de sable qui s’échappent. Sa tête ne possède pas de cornes, mais ses cheveux, entremêlés, lui font une coupe sauvage où pourrait se cacher des conifères, des graines, des feuilles et de la terre. Le Personnage sourit. Le cercle a cessé de psalmodier son leitmotiv.
LA FOULE, EN CHŒUR
Voici l’animal, voici la proie!
LE PERSONNAGE
Je ne suis pas glorieux.
LA FOULE, EN CHŒUR
Tu es l’animal, tu es la proie!
LE PERSONNAGE
J’ai libéré autant que j’ai pu un savoir que je ne comprends même pas. Je vous aime, je vous aime, je vous aime.
LA FOULE, EN CHŒUR
Tu ne sais pas ce que tu dis, pantin.
LE PERSONNAGE
« L’animal compliqué : il met l’amour sur un piédestal. La mort sur l’autre. Sur le plus haut, il met ce qu’il ne sait pas et ne peut savoir, et qui n’a même point de sens »[2].
LA FOULE, EN CHŒUR
Nous entendons ce que tu dis. Le sens nous en échappe. Nous sommes une boule compacte qui avance droit vers toi, ne te sauve pas.
LE PERSONNAGE
Je ne peux croire en votre barbarie. Tout ça sent très mauvais.
Il recule. La foule avance.
LE PERSONNAGE
Cessez cette stimulation!
Il recule et perd ses pantalons. La foule avance.
LA FOULE, EN CHŒUR
Tu as perdu ton honneur.
LE PERSONNAGE
Mais qu’est-ce que cette idée d’honneur?
La foule avance et Le Personnage recule. Il regarde son pantalon par terre en se demandant quoi faire. Il se trouve bien ainsi. Finalement, il décide de le remonter. Il est maintenant contre le mur.
LA FOULE, EN CHOEUR
L’honneur, cette faculté à se voir tel que les autres nous voient. Tu as perdu cette compétence en ne remontant pas immédiatement tes pantalons. Nous t’avons donc vu dans une demi-nudité qui cause l’embarras dans lequel nous nous trouvons.
LE PERSONNAGE
Vous n’êtes pas embarrassés, vous foncez droit sur moi. Votre sorte d’honneur m’est totalement inoffensive : elle est molle et ne mène à rien. Je lui passerais sur le corps. S’il n’y a pas compromission, l’action reste stérile. C’est pourquoi je rebaisse mon pantalon. Regardez-moi et laissez vos visages de petits « ritoutis » rougir devant cette chose honteuse qui vous plonge dans votre confortable inconfort. Mais je ne peux m’y restreindre.
Il se met complètement nu. La nervosité de la scène lui a donné une érection qu’il a du mal à dissimuler derrière ses mains. Il regarde son membre dans cette position.
LA FOULE, EN CHŒUR
Le fou du roi s’est ouvert le cœur. Son membre demande la parole, apportez-lui un amplificateur!
Une personne lui en apporte un.
LE MEMBRE, QUI PREND LA PAROLE
Jamais je n’aurais cru en arriver là. Je demande à la foule de reculer.
Elle recule. Le membre regarde droit devant.
LE MEMBRE
Vous êtes-vous regardés, bande de « zoubiffs » ?
La foule se regarde. Les gens sont impressionnés de constater à quel point ils se sont compactés. Ils se dégagent les uns des autres. L’Autre, qui a suivi de loin la scène, rejoint le Membre.
L’AUTRE
Cette prestance te va bien. Maintenant, ils demandent vraiment à t’écouter.
LE MEMBRE
Vous nous avez fait peur. Nous sommes d’une extrême sensibilité face à un auditoire. La conversation s’engage difficilement. Je demanderais à tout le monde, si c’est de l’ordre du possible, de me suivre vers la sortie.
Tous les employés et les clients se dirigent vers la sortie du magasin avec, à leur tête, Le Personnage et L’Autre. Certaines personnes profitent de la confusion de cette drôle de situation et cachent dans leurs poches quelques briquets « aéroplaneurs » ainsi que des lecteurs de disques compacts à revêtement zébré. Le Personnage est le premier à mettre les pieds dehors. Son membre, qui a pris froid, est retourné à l’intérieur du pantalon.
TABLEAU VIII
FRONTIÈRE ENTRE RÉALITÉ ET FICTION.
Intérieur. Maison. Soir.
Les deux personnages se trouvent dans la maison de la mère. Celle-ci est assise dans un fauteuil. Elle regarde par la fenêtre. Le Personnage et L’Autre sont placés derrière elle.
L’AUTRE
Maman, le Personnage et moi sommes derrière toi. Nous t’avons apporté des biscuits au beurre. Le Personnage s’est fait arrêter au comptoir des appareils électroniques. J’ai pu le secourir à temps. Les employés ne comprenaient pas ce qui se passait et moi non plus d’ailleurs. Ce fût une vraie saga. Même le téléjournal s’est déplacé. Il y avait des attroupements partout où l’on regardait. Tu sembles très belle aujourd’hui, verrons-nous ton visage?
LE PERSONNAGE
J’ai pensé à vous tout au long du spectacle. Je revoyais votre corps qui, malgré l’âge et la maladie, se faufile si bien entre les objets domestiques. Vous êtes un modèle de ténacité. J’aimerais vous ressembler, avec vos voiles et vos robes antiques. Sentir l’odeur d’un parfum floral dans le cou, me coiffer, me dévêtir…Vos mains ridées sont un charme de douce sagesse… Pourrais-je vous voir nue?
L’AUTRE
Arrête! Je vais t’enfermer dans le placard avec le balai. Pfffffff…
LE PERSONNAGE
D’accord. Bien. C’est dans l’ordre des choses. Procédons.
Il embrasse L’Autre dans le cou. Il ferme les yeux et s’immobilise.
LE PERSONNAGE
Le placard, lieu de tous les repos illégitimes. Mon corps deviendra roide et dur, je me ferai un plaisir de ne pas crier.
L’Autre soupire d’exaspération. On entend le fauteuil de la vieille dame craquer.
L’AUTRE
Tu sais l’ami, c’est n’importe quoi. De l’attention, ce n’est que de l’attention que tu désires, toujours. Pauvre ami, je te plains. Et si tu étais sincère, tout simplement? Qu’est-ce que ça donnerait? Est-ce qu’on sortirait de cette pièce la queue entre les deux jambes? Il n’y aurait plus de décor?
LE PERSONNAGE
Tu as raison, ce sont des enfantillages. J’aurais besoin d’un élément initiateur pour m’aider à évoluer et qui sait, devenir fonctionnel dans notre société.
La mère change de position. Elle semble agitée, des murmures s’échappent de ses lèvres.
L’AUTRE
Non, arrête. Tu joues, encore. Commences par en sortir.
Le Personnage semble très mal à l’aise. Il se déplace légèrement d’un x blanc dessiné au sol. Il en est étourdit.
LE PERSONNAGE
J’ai légèrement mal au cœur. Cette situation ne me plaît pas. Puis-je retourner sur le x?
L’AUTRE
Non.
LE PERSONNAGE
À l’extérieur, comme ça, je ne suis plus la même personne. Mon Personnage est plus petit, moi aussi d’ailleurs.
Il s’accroupit par terre.
LE PERSONNAGE
Je ne puis qu’être sincère, oui. Mais à quel prix? Je n’ai rien à en dire. Est-ce que la caméra filme toujours?
Il s’en approche de très près et lui parle.
LE PERSONNAGE
Oh mon amour, je crois que je te désire…D’une façon ardente… Et cette danse que tu me fais danser, me rend l’âme au-dessus des marées…Je crois que, mon sang s’échauffe…Tu me fais tourbillonner, dans ton monde…Qui me bouleverse tant, mon amour, je…Ah, je ne sais que penser, tu me rends les pensées, cavalières et « sauvagines ».
L’AUTRE
Tu joues franc-jeu, enfin.
LE PERSONNAGE
Je n’ai pas terminé. (À la caméra) Je t’aime…où es-tu ? Étendons-nous sur le lit et ensemble, on pourrait…
L’AUTRE
Bon, ça suffit, tu vas la lâcher la caméra? Je te rappelle que je t’aime aussi. Je suis toujours là pour toi, à te régler à la bonne heure. Je te couve et te rattrape.
LE PERSONNAGE
Je ne t’écoute pas, je poursuis;( à la caméra) mon image te colle à la rétine et tu ne peux donc pas m’oublier. Qui se cache derrière ton objectif? Qui me regardera? Un public?
L’AUTRE
Un public! Mais de quoi est-ce que tu parles? Il y aura peut-être bien seulement notre père ou notre mère ou avec un peu de chance, certaines gens ciblés et bien avertis.
LE PERSONNAGE
Qu’est-ce que je fais? Tant de dévouement pour n’être vu de pratiquement… personne! Je sens toute l’inutilité de mes gestes, la petitesse de ma raison d’être, comment ai-je pu m’embourber dans tant de naïveté?
La mère est sortie de sa torpeur et elle s’est levée. Lentement, elle retire sa robe. Elle se tourne vers eux, complètement nue. L’Autre recule pendant que le Personnage la rejoint, visiblement ému.
LA MÈRE (AU PERSONNAGE)
Moi, tu me rejoins et me réjouis.
LE PERSONNAGE
Je ne sais quoi vous dire, mon émotion est à son comble. Vous m’avez donc regardé?
LA MÈRE
Oh oui, sur cet écran et sur celui-ci et encore sur celui-là. J’ai pris le temps d’écouter tes petites histoires. Tu es un bon enfant.
LE PERSONNAGE
Mère, vous me faites plaisir, j’ai envie de pleurer de joie.
Le Personnage se met en petite boule sur le sol et pleure. La mère s’en approche et s’assoie à côté de lui. Elle le prend doucement et lui offre un sein à téter. Le Personnage l’accepte et y boit goulûment. Ils sont bien. L’Autre qui les regarde va chercher la caméra. Il filme leur symbiose.
L’AUTRE
Ah, vous êtes beaux, ainsi. Pourriez-vous vous déplacer un peu à droite pour être complètement sur le x?
Fin
CONCLUSION
POUR EN FINIR
Nous dînons à une table. Le service est lent et nous ne parlons pas. Le scénario est posé sur la nappe, en position couchée; il est muet. Je vous parle et vous me répondez.
MOI
Je ne sais quoi en penser; tout n’y est pas clair, comme si certaines surfaces se dissimulaient à notre compréhension. Je n’oublie pas leurs noms, Le Personnage et L’Autre, l’un pour l’autre. Vous leur donniez quel âge?
VOUS
Dans la quarantaine, avec une dose d’infantilisme. Je les imagine très grands et assez maigres, dans les 6 pieds et 7. Moi, ce qui me trouble, c’est que je ne me suis aucunement reconnue dans ces personnages. Habituellement, il y a toujours un aspect, un trait de caractère auquel je puisse m’accrocher, aussi infiniment subtil qu’il soit. Mais cette fois-ci…
MOI
Mais cette fois-ci …Vous savez, ils avaient quelque chose de mi-humain, un peu automate, comme si leur sensibilité n’était, au fond, pas très grave. Je suis persuadé qu’ils auraient facilement pu rire et pleurer en même temps, surtout Le Personnage. C’est peut-être pour cette raison que vous vous en sentiez si détachée.
VOUS
Ça me glissait entre les doigts. J’ai envie de rejeter ma tête par derrière… Cet entracte où ils se masturbaient était, mon Dieu, libérateur. J’aurais aimé en faire autant.
MOI
Triste et libérateur. Mélancolique exutoire. Pervers… eux. La mère, au loin, dans sa maison, seule, à regarder deux grands adultes esseulés pourvoir à leur bon plaisir masturbatoire. Elle devait se faire des tartines, seule.
VOUS
J’ai remarqué une particularité dans leurs propos : ce sont souvent des brisures de rythme et de ton, comme si les personnages laissaient tomber une assiette et la récupéraient avant qu’elle n’atteigne le sol.
MOI
Oui, il s’agissait bien de saccage, de multiples formes brisées. Le Personnage, surtout, développait une idée pour ensuite mieux la laisser choir. À quelqu’un d’autre de la ramasser.
VOUS
Oui, mais à qui? Le lecteur peut-il faire le lien dans sa tête? Si l’idée se brise en nous laissant dans le vide, le danger est que plusieurs interprétations accentuent l’ambiguïté déjà présente dans le texte. Je flotte.
MOI
Avez-vous besoin d’une bassine?
VOUS
Non, d’un verre plein. Êtes-vous tombé dans le danger?
MOI
Je vous ressers. Je ne sais pas, je ne crois pas. Est-ce important?
VOUS
En fait ce n’est ni vous ni moi qui sommes en danger, mais l’auteure. Cela crée de la confusion au sens qu’elle veut donner à une idée. Je vous ressers à boire?
MOI
Soit. En définitive, ce que j’en ai compris est qu’elle a écrit, à partir de ses vidéos, une fiction parallèle. Lle propre d’une fiction est de donner au lecteur plusieurs choix d’interprétation; il reçoit comme il le veut, avec toute la liberté que cela lui apporte.
VOUS
Mais le but de l’exercice n’était-il pas une désambiguïsation, une théorisation de la pratique et non pas de « l’implicitation »?
MOI
Tout à fait. Vous auriez voulu des explications?
VOUS
En fait, quand j’y pense, non, pas particulièrement.
MOI
Moi non plus. D’ailleurs, qu’est-ce que cela aurait apporté?
VOUS
Cela aurait apporté une compréhension, une élucidation, évidemment. C’est ce dont nous débattons depuis le début! Vous avez commencé par me dire que tout n’y est pas clair et que vous ne saviez qu’en penser.
MOI
Lorsque vous jouissez ou ressentez du plaisir, est-ce que vous cherchez à comprendre en même temps?
VOUS
Vous vous détournez du sujet.
MOI
Pardon. Si vous voulez savoir, pour ma part, je n’en ai pas le temps.
VOUS
De?
MOI
Éprouver du plaisir tout en comprenant. J’aimerais bien, ça ferait de moi une figure d’être suprême. Pour revenir au scénario, j’ai vu Woody Allen, Samuel Beckett, Ionesco, Bertrand Blier, Alfred Jarry, Roland Topor et Georges Bataille.
VOUS
Aucuns vidéastes?
MOI
Esquissés ou effleurés. J’ai vu beaucoup plus l’influence de cinéastes et d’écrivains. Il faut dire que dans le lot, il y a aussi un dessinateur.
VOUS
Oui, Topor et son film d’animation sur le Marquis de Sade où un gland se transforme en une tête qui parle.
MOI
Et pourquoi Alfred Jarry? Dans le septième tableau, celui où Le Personnage baisse ses culottes pour mieux se compromettre et bien, je crois que le comble aurait été qu’il projette un bon tas de merdre par terre.
VOUS
…
MOI
Pardon.
VOUS
Non, ne vous excusez pas, ça fait du bien. Nous sous-estimons trop souvent le pouvoir libérateur des excréments, sans vouloir être vulgaire. Dans le septième tableau, vous avez remarqué que c’est lorsque Le Personnage laisse parler son membre que la foule est enfin prête à collaborer?
MOI
Oui, pouvoir libérateur des excréments et pouvoir assujettissant de la virilité… Je me sens triste.
VOUS
Moi aussi. Peut-être n’y a-t-il plus rien à en dire? Qu’aura donné tout ceci?
MOI
Je me le demande.
Le serveur arrive et nous sert à nouveau du vin.
Épilogue
J’attends les juges dans une chaise. Au fil des derniers miles de ce que l’on pourrait appeler une prêtrise, je récite encore une fois mentalement le texte que je leur ai préparé. Tout de noir vêtue, je me fais l’image d’une bonne sœur pas trop engraissée, encore jeune et sous l’effet d’une timidité recueillie. Ils arrivent. Lorsque le visionnement de l’installation vidéo Presser le jus de la matière (la parole du membre) est terminé, mon envie est de créer mon effet. J’installe les trois chaises des juges face aux deux projections. Je baisse complètement le volume. Assise devant eux, à environ deux mètres, je débite par cœur mon texte, la feuille de papier posée sur mes genoux. Dans la pénombre de la petite salle, mon regard va d’un juge à l’autre :
« Je ne suis pas l’Autre, je ne suis pas le Personnage; j’ai créé de toute pièce des amis qui ne sont pas mes amis. Je suis une… artiste. Mm… En disant ça, je m’écoute parler, il le faut bien, si je veux réfléchir. Mais cette affirmation est fausse, en m’écoutant parler, je me laisse séduire par la forme de mes mots et mon débit est projeté vers l’avant, sur les mots qui deviendront. Donc, je ne réfléchis pas, je ne développe et n’approfondis pas l’idée. Mais de toute façon, quelle idée? De quoi parle-t-on, ici? De la forme, de l’idée? De son aspect rond en forme de poire? Oui, parce qu’évidement, j’ai pensé à vous, le spectateur. J’ai pensé à vous assoir là, devant l’œuvre. La disposition des chaises dans l’espace, le confort d’une mise en scène qui me donnera une partie du contrôle… et bien sûr, ce texte que j’ai minutieusement appris par cœur, avec beaucoup de plaisir, il va sans dire. À une libre explication, j’oppose un rythme cardiaque, une pulsation que le texte appris par cœur m’oblige à maintenir. Lors de la composition du texte, j’ai écouté Bach. Un vrai chapelet. J’ai égrené toutes les couches de mes motifs. C’est-à-dire que de l’un s’avançait un autre, toujours le même d’ailleurs, mais de façon différente. Je ne savais toujours pas ce que j’avais à vous dire mais je continuais dans une persévérance presque religieuse, avec toujours l’espoir que de ces mots qui s’embrochaient les uns dans les autres jailliraient un sujet, une piste. Le plaisir, la séduction de la forme, le plaisir, la séduction de l’écriture. Au même titre que de regarder un fruit mûr se faire ouvrir le ventre, ce qui m’a intéressée est une attention très égocentrique et patiente du déploiement de mon plaisir. Un de ces plaisirs est de ne jamais parler de l’œuvre en pleine mire, mais plutôt de la contourner, en dessinant des cercles autour de sa forme, jusqu’à l’étrangler. L’image est l’acharnement hypnotique des petits gribouillis que l’on façonne lors d’une conversation téléphonique. Le stylo, par une surdose de va-et-vient, transperce la feuille de papier, créer une fissure, un trou, s’arrête, et recommence le manège, plus loin. Pour ma part, il n’est pas facile de parler de l’œuvre, elle est à mes yeux un secret ; c’est peut-être ceci, c’est peut-être cela. Elle se définit à travers une écriture, une métaphore, une fiction.
Il y a derrière moi un paysage mélancolique. Rien n’y fait œuvre de réjouissances spontanées. On pourrait presque entendre le vent de la mer tomber sur les ressacs et brouiller les pistes de sable, le long de la côte. Seule une silhouette sur le haut d’un rocher regarde la mer. Sur son ventre, elle tient une embouchure en métal. De là peut s’établir toute une série de connexions avec ce qui se voit derrière moi. Communication, communication, communication, savoir dire, lèvres tendues. L’embouchure, bouche qui capte, bouche qui souffle, bouche qui crache le mot d’ordre et vocifère des conseils fébriles. Derrière cette embouchure se dessine un profil masculin, symbole d’une virilité dominatrice et d’où l’expression se flatter le porte-voix, provient. Se caresser le membre ; tel un moulinet, presser le jus de la matière, faire entendre le cri lointain et difficile de l’artiste, la parole du membre. Le terrain vague de béton met en élaboration un système de résonnance et d’amplification de cette parole. Les feedbacks produisent des chants d’intérieurs qui méditent le long des parois rocheuses ou alors se répercutent sur celles-ci. Directement, une silhouette reçoit ce message, car il faut bien parler de message. De dos, elle regarde des ferrailles métalliques et des écailles d’embouchures de verre de toutes sortes. Le message dit : «Lets go». La silhouette ne bouge pas. Elle ne veut pas s’absenter de son absence et préfère résister au mot d’ordre établi. Le message ne passe pas. Sa violence s’éteint. La scène finale réunit le scintillement blanc du signal et sa résonnance. Cette silhouette reste concentrée à chercher et à capter les restes d’un écho produit par ses feedbacks. »
Belinda Campbell
[1] Denis Vanier, Porter plainte au criminel. Montréal : Les herbes rouges. 2001. p. 51.
[2] Paul Valéry. Tel quel II. Paris : Gallimard. 1943. p. 204.